Au cinéma Carver de Birmingham, dans ce sud profond de l’Alabama, les lumières s’éteignent peu après 21 heures, comme chaque jour de la semaine. La petite foule de spectateurs se disperse seule dans la nuit noire, presque en silence. On ne traîne pas. Une vieille habitude, assurément. Ils sont une dizaine à être venu voir Je ne suis pas votre nègre de Raoul Peck, formidable montage d’archives qui ravive les mots et la pensée de James Baldwin tels qu’ils s’exprimaient dans un projet resté inachevé de réécriture de l’histoire des Etats-Unis à travers trois de ses amis militants de la cause noire assassinés, Medgar Evers, Malcolm X et Martin Luther King. Une dizaine de spectateurs donc, tous Africains-Américains comme on dit ici, émus par la faconde et la rage froide de cet immense écrivain, exilé dans son propre pays, parti en France à la fin des années 1940 pour fuir le racisme avant de revenir témoigner à sa manière pendant toutes ces années folles de crispations raciales américaines auprès des plus grands leaders des droits civiques de l’époque. “Il est intemporel, c’est comme s’il n’avait jamais quitté notre monde”, lâche un grand gaillard, le pas pressé et la cinquantaine bien lestée, avant de filer dans sa voiture. James Baldwin est mort en 1987, mais l’homme est aujourd’hui plus vivant que jamais. Ses livres s’arrachent dans les librairies. Il a inspiré TaNehisi Coates et son best-seller Une colère Noire. L’hommage de Raul Peck a été nominé aux Oscars et le transfert de ses archives à Harlem a fait la une du New York Times encore la semaine dernière. Surtout ses essais se lisent comme des textes d’une actualité étonnamment familière. Baldwin, c’est un peu le critique de notre époque avec la parole des anciens. Celui qui nous rappelle que l’Amérique noire est toujours exposée au spectre du passé. Lui qui nous fait ressentir au plus près que la société américaine reste structurée par la question raciale et que depuis la conquête des droits civiques, la rupture entre Noirs et Blancs s’est accentuée. La présidence Obama n’y aura rien changé : la banalité des crimes policiers comme l’expression déchainée du racisme pendant la dernière campagne électorale en sont la cruelle démonstration. Pour comprendre ce retour, il a fallu suivre les traces de James Baldwin, revenir dans ce Sud des Etats-Unis, parcourir les villes qu’il a sillonné et fini par hanter. Birmingham, Montgomery, Selma, Tallahassee et Atlanta, toutes ces cités chargées de luttes et de conflits, aujourd’hui îlots démocrates dans une vaste région largement acquise au camp républicain. Donald Trump y a été élu avec plus de deux-tiers des voix. “L’histoire n’est pas le passé, c’est le présent”, aimait-il à répéter. Observateur exigeant, voire intransigeant, d’une sensibilité à fleur de peau, Baldwin était terrifié par ce sud qu’il connaissait mal, lui ce natif de New York, homosexuel affirmé et pionnier de la cause gay. Il n’a pourtant pas hésité à porter la plume dans la plaie. “On ne peut pas changer tout ce qu’on affronte. Mais rien ne peut changer tant que l’on ne l’affronte pas.” Lorsqu’il y a vingt-cinq ans, Spike Lee réalisa son Malcolm X, basé en partie sur un scénario inachevé de James Baldwin (il l’avait abandonné après la mort de Martin Luther King), certains critiques avaient exprimé la crainte que le film puisse faire basculer la jeunesse noire dans la violence. Des précautions balayées depuis par le mouvement Black Lives Matter. Des mouvements au pluriel, devrait-on écrire, qui représentent “une génération en accord avec Baldwin”, observe si justement The New York Review of Books, “quand il dit qu’il ne croit plus aux mensonges du prétendu humanisme”. Le parallèle avec la colère de l’écrivain est étourdissant. Les violences, les morts, les profondes divisions au sein du mouvement noir à la fin des années 1960. L’impression aussi que les inégalités semblent immuables, que les choses n’avancent pas et que l’innocence américaine apparait bien dangereuse lorsqu’il est question de couleur de peau. Les activistes d’aujourd’hui ont bien repris le flambeau de James Baldwin, là où s’était éteint. Dans son petit salon de coiffure, situé en en face du cinéma Carver, James Kimble cisaille la tête de ses rares clients avec la joie d’un métronome. A 74 ans, il porte un regard désabusé sur la vie et ses semblables. “La situation des Noirs s’est dégradée, dit-il. Nous vivons un véritable retour en arrière et c’est terrible.” Photos d’époque au mur, couleurs criardes et chaises hors d’âge, il pointe avec fierté le cliché devenu célèbre de ce jeune homme noir de 17 ans attaqué par un berger allemand tenu en laisse par un policier blanc lors d’une manifestation pour les droits civiques, ici même, à Birmingham le 3 mai 1963. Au deuxième plan, on voit une femme en robe-à-fleurs se retourner. “C’était ma belle-mère”, sourit-il. Une semaine après la manifestation, une bombe explosera au Gaston Motel, qui servait de lieu de résidence à Martin Luther King. “La violence est peut-être moindre aujourd’hui, admet James Kimble, mais la peur est toujours là.” A l’époque, James Baldwin fait la couverture du Time, le 17 mai 1963. Un moment clé, en pleine ébullition, l’écrivain devient une sorte de porte-voix du mouvement. “Il n’y a pas un autre écrivain, affirme alors l’hebdomadaire, qui exprime de manière aussi poignante et abrasive la sombre réalité du ferment racial au Nord comme au Sud.” Une semaine plus tard, le ministre de la justice de l’époque, Robert Kennedy, l’invite chez lui à New York pour un petit-déjeuner informel. Baldwin s’y rend, entouré des chanteurs Harry Belafonte et Lena Horne, l’écrivaine Lorraine Hansberry et plusieurs activistes des droits civiques. Le groupe sort dévasté de la rencontre. Bobby Kennedy se montre incapable, à leurs yeux, de mesurer l’étendu du racisme et des stigmates de la ségrégation. Il leur explique que sa famille, immigrée d’Irlande, avait elle aussi souffert de discrimination. Que des progrès étaient en cours. Et prononce cette phrase iconique où il envisageait l’élection d’un président noir “dans quarante ans”. Ce à quoi James Baldwin répliqua amèrement un peu plus tard : “Nous sommes ici depuis 400 ans et il nous dit que peut-être, ‘dans quarante ans’, si nous sommes bons, ils nous laisseront devenir président…” Dehors, de l’autre côté du History Park, la file des écoliers n’en finit pas de s’étendre devant l’entrée du massif Birmingham Civil Rights Institute. Rosa et Sasha ont dix et onze ans. Elles sont originaires d’une petite ville du nord de l’Etat. Toutes deux sourient à l’évocation de Barack Obama. Elles disent connaitre aussi Trayvon Martin, ce jeune noir de 17 ans abattu par George Zimmerman et dont l’acquittement en 2013 avait été à l’origine du mouvement Black Lives Matter. “Oui, il y a du racisme ici, les Blancs nous regardent parfois bizarrement dans la rue”, glisse Sasha. Et puis ceci : “J’ai deux amies blanches, on est très proche à l’école. Mais je ne suis jamais allée chez elles, je ne sais même pas où elles habitent. C’est comme ça.” Traci Jones est responsable des expositions à l’Institut. Mère de quatre enfants, la jeune femme rappelle comment sa grand-mère enceinte travaillait dans les champs de coton. Et comment Martin Luther King est venu “cent fois, ici, à Birmingham et s’est fait arrêter cent fois”. Pour elle, “les droits civiques sont les droits de l’hommes, un combat de tous les instants devenu aujourd’hui encore plus important qu’avant”. Santé, éducation, prison, chômage : partout, insiste-t-elle, les inégalités se sont creusées entre les Blancs et les Noirs. Partout, avec cette désagréable impression que l’oppression est une pieuvre multiple, dont on ne sait trop quel bras étouffe le plus. L’Alabama en voiture, c’est un peu s’inviter sans frapper dans l’Amérique profonde, celle des petites gens, des fermiers, des cols bleus et des paroissiens blancs, toute cette petite classe moyenne en perte de vitesse qui a massivement soutenu le candidat républicain. Il faut rouler, et rouler encore pour découvrir, comme l’écrit Baldwin dans Chassés de la lumière, ce paysage “splendide, mélancolique, accueillant et taché de sang, beau à vous briser le cœur [qui] semble presque pleurer sous le fardeau des excroissances innombrables dont l’accable la civilisation”. Franchir le pont de Selma, point culminant du mouvement pour le droit de vote en mars 1965, c’est apprendre que l’édifice porte encore aujourd’hui le nom d’Edmund Pettus, officier des armées confédérées et grand dragon du Ku Klux Klan. Plus loin, des drapeaux rebelles ornent encore et toujours les devantures de certaines échoppes et gargotes country. La radio, elle, annonce que le gouverneur de l’Arkansas vient de mettre fin à une pratique qui associait à un même jour férié Martin Luther King et le général Robert E. Lee, héros sudiste de la guerre de sécession. Un double “hommage”, toujours en cours dans le Mississippi et l’Alabama. La radio encore qui indique que le taux de suicide des jeunes Noirs pré-adolescents a doublé alors qu’il décline chez les jeunes Blancs. Qu’un nombre croissant aussi d’Américains estime que les relations raciales empirent, 42% selon un récent sondage, soit 15% de plus qu’en 2015. “Qu’a attendu Barack Obama ?”, demande John Feagan en sortant de la Dexter Avenue Baptist Church de Montgomery. A 88 ans, fidèle depuis son enfance à cette église où officia Martin Luther King de 1954 à 1960, cet ancien professeur de peinture, auteur de plusieurs fresques dans sa ville, ne cache pas son impuissance. “Certes, la symbolique d’un président noir est forte, dit-il, mais dans le fond, les choses semblent changer et pourtant rien ne change.” Sur sa grande peinture exposée au sous-sol de l’église, on discerne les grands leaders noirs de l’époque avec au premier plan, un homme cagoulé portant une pancarte “Segregation forever” (la ségrégation pour toujours). “La nomination de Jeff Sessions comme ministre de la justice, cet ancien proche du KKK, n’est-elle pas un retour en arrière ?, interroge-t-il. Il est la parfaite illustration du ‘eux et nous’ – le monde tel que l’avait représenté Trump lors de sa campagne.” Le vieil homme a croisé James Baldwin ici même, comme d’autres anciens. “On l’a tous lu et il nous faut le relire.” Lui-même dit avoir toujours cette peur chevillée au corps. Le soir surtout, lorsque son fils de 43 ans vient le voir : “Je me demande à chaque fois ce qu’il doit faire pour prendre le bon chemin et éviter les problèmes. C’est une torture, mais c’est en moi.” Michelle Browder tient une petite boutique d’art et d’essai dans le centre ville. Quarante-cinq ans, militante engagée et vocale, organisatrice de programmes pour les jeunes défavorisés, elle maintient que le racisme est “systématique”. Elle cite la peine de mort, “un lynchage moderne”, le droit de vote “sans cesse attaqué et rogné dans les Etats du Sud”, l’éducation encore, “imaginez qu’un tiers des élèves, de la grande école de Central High, ici, passe en moyenne 13 années sans voir un seul élève blanc dans sa classe”. Comme tant d’autres, Michelle estime que les Américains blancs ne peuvent pas croire à la réalité des injustices supportées par les Américains noirs. Ils ne le peuvent pas “parce qu’ils sont incapables d’affronter ce qu’elles révèlent sur eux-mêmes et leur pays”, écrivait Baldwin dans Chassés de la lumière en 1971. A Tallahassee, au nord de la Floride, l’écrivain était venu rencontrer les étudiants pour parler et échanger avec ces “jeunes gens”, disait-il, “les seuls à croire véritablement à la liberté”. Pour Davis Houck, “Baldwin était précurseur, prophétique même”. Professeur d’histoire à l’Université d’Etat de Tallahassee, ce spécialiste reconnu des mouvements des droits civiques effectue actuellement des recherches sur ses meetings et nombreux discours qu’il a tenu sur les campus tout au long de ces années américaines. “Très peu ont été enregistrés ou retranscrits”, glisse-t-il. Lui même se dit surpris par l’écho suscité par Baldwin. “Les étudiants aujourd’hui le lisent, ses paroles résonnent davantage même que celles d’un Martin Luther King.” Peut-être parce que contrairement pasteur King, Baldwin n’était pas” un gentil, mais un dur, plus séculaire, tourmenté, compliqué même, une sorte d’outsider ultime”. Un homme d’aujourd’hui en quelque sorte, un moderne. Andrew Young ne dit pas autre chose. Ancien bras droit de Martin Luther King, ex maire d’Atlanta et figure incontournable du mouvement noir, il a croisé maintes fois James Baldwin. “Ses écrits était tellement innovants, tout le monde les a lu, affirme-t-il. En revanche, l’expression de sa colère, sa manière d’être dans l’émotion et ses accès d’effroi, ses revendications homosexuelles faisaient qu’il était toujours un peu à part.” A part, mais lucide. Très tôt, Baldwin comprendra que les manifestations pacifiques et recours légaux allaient buter contre le mur de la réalité. “Cinq ans [après la grande marche de Washington, le 28 août 1963], il était devenu évident que nous avions reculé, et pas à notre autre avantage, l’heure du sinistre règlement de compte”. L’assassinat de Martin Luther King aura lieu le 4 avril 1968. Trois ans après celui de Malcolm X. Cinq après celui de Medgar Evers. “Baldwin est notre Nostradamus noir, sourit Jamaan Parker, responsable d’un des collectifs Black Lives Matter d’Atlanta. A sa manière, il nous a aidé à ne pas être dégouté de notre propre couleur de peau.” A 20 ans, la vie devant soi, ce jeune étudiant en psychologie regrette amèrement qu’un Barack Obama n’ait pas pleinement saisi la question noire, “il en avait pourtant l’opportunité”. Il ajoute : “Il a été passif, le retour de bâton est aujourd’hui phénoménal.” Même Richard Rose, 68 ans, ne s’attendait à un tel contrecoup. Responsable à Atlanta de l’Association nationale pour l’avancement des gens de couleurs, la NAACP, présent aux funérailles de Martin Luther King, il sait que le chemin sera encore long. “Donald Trump n’a-t-il pas désigné Tom Price comme conseiller à la jeunesse et la santé, lui qui était un ancien gouverneur de Georgie ayant proposé, en 2004, une loi visant à célébrer, une fois par an, la période de l’indépendance du sud à l’école ?” L’année dernière, Richard Rose a décidé de déménager le bureau de son organisation du centre ville vers une banlieue plus populaire. Un retour aux sources indispensable, selon lui. “Une manière de mobiliser les quartiers tout en faisant apprendre notre histoire à tous les Noirs.” Il ajoute : “Comme l’ordonnait Baldwin.”